Les dépenses de santé, évidemment, mais pas uniquement – sinon les Américains qui dépensent plus de 18,8 % du PIB devraient être en meilleure santé que les Suisse (11,8 %). Sont en effet pris en compte le mode de vie et d’alimentation, l’exposition à la pollution ou l’augmentation des études et des revenus, minima en particulier, qui permettent de ne plus renoncer aux soins en cas de besoin. Concrètement : Une progression de 10 % de la couverture de l’enseignement est associée à un gain de 3,2 mois d’espérance de vie, tandis qu’un accroissement de 10 % du revenu par habitant est associé à un gain de 2,2 mois d’espérance de vie.
La santé devient ainsi une « épaisseur de durée » pour parler comme Bergson, mais aussi une « épaisseur de milieux de vie ». Elle n’est plus dans le sujet, mais en dehors de lui. Comment la définir ? Longtemps, les médecins y ont été réticents. Ils se contentaient de la définition négative de René Leriche : « La vie dans le silence des organes. » Avec l’émergence d’une médecine préventive, statistique et prospective, le besoin se fait pourtant sentir d’une définition positive, qui permette de cadrer les politiques publiques sans pour autant aboutir à une nouvelle norme, à un idéal de santé parfaite ou d’accroissement indéfini des capacités. Dans Éléments pour une philosophie de la santé (Les Belles Lettres, 2017), le philosophe Arnaud François propose de la concevoir comme « le mouvement par lequel la vie s’élève à travers ses propres degrés ». Une définition qui permet de faire une place à la maladie comme aux écarts par rapport à la norme et même de renoncer aux soins quand ceux-ci portent atteinte à la vitalité du patient. Bref, de continuer à boire un verre de vin quand on est français, manger une fondue quand on est Suisse ou à cuisiner à l’huile d’olive quand on est espagnol. Ce que Nietzsche appelait la grande santé !
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
Tout le monde sait que Kanye West est atteint du trouble bipolaire. Le rappeur, qui a déjà effectué des séjours en hôpital psychiatrique, en a parlé publiquement et même composé une chanson sur le sujet (“I hate being bipolar, it’s awesome” – “Je déteste être bipolaire, c’est génial”).
Bien que rares, ces comportements maniaques peuvent inclure : propos hallucinés, conduites dangereuses, dépenses inconsidérées, exhibition corporelle, insanités, menaces physiques, etc. Toutes les personnes atteintes de ce trouble ne délirent pas, cela concerne même une minorité. Mais quand l’orage se déverse sur vous, que vos repères habituels et même votre propre rapport au réel volent en éclats, c’est effrayant, pathétique et parfois… drôle, surtout rétrospectivement, quand la longue bourrasque est passée. Ces symptômes sont généralement peu racontés par l’entourage, dans un souci de protection de la personne. Mais cette discrétion génère aussi une forme de malentendu de la part des inconnus et du public.
Quand j’ai entendu Kanye West s’extasier sur Hitler, ce n’est pas lui que j’ai eu envie de vilipender spontanément, mais l’homme qui a profité de son instabilité pour créer une bronca médiatique. Ce sont les réseaux sociaux, les journalistes, les faux amis, les individus qui ne prennent pas le temps de se dire qu’il faudrait l’aider et préfèrent lui tendre un micro. J’en veux aussi à l’époque, je crois. Nous vivons un moment où la santé mentale est fortement présente dans les conversations. Dépression, anxiété, névrose : chacun peut désormais se livrer en public sur ses difficultés, et c’est très positif. Mais quand on en vient au délire, à la psychose, c’est-à-dire à ce qui déborde plutôt qu’à ce qui s’affaisse, il me semble que la gêne reste palpable. Au point que nous oublions, par moments, qu’il s’agit de personnes malades.
La plupart des gens n’ont pas vu de proches en phase maniaque aiguë, et ils ont de la chance. Je souhaiterais néanmoins apporter un petit contrepoint à certains discours ambiants à la tempérance mal avisée. Aussi difficile que cela soit à entendre, il ne faut pas minimiser la gravité et, disons-le, la dangerosité potentielle de cette pathologie, à la fois pour le patient et son entourage. Oui, prescrire du lithium peut s’avérer indispensable ; oui, une hospitalisation d’office est parfois nécessaire ; oui, une mise sous tutelle peut être indiquée. Le trouble bipolaire n’est pas une composante de l’identité comme une autre. C’en est quelquefois le foyer destructeur. Dans les moments critiques, il n’y a rien d’autre à faire que rester attentif à la personne, laisser faire les professionnels, et se taire. Pour le bien de tous.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
Si l’on vous dit « discriminations », à quoi pensez-vous : genre, ethnie, handicap ? Une catégorie semble avoir été laissée sur le carreau : les personnes en surpoids et obèses. Bien qu’ils soient devenus monnaie courante, les kilos en trop demeurent des freins dans la sphère professionnelle et privée.
La grossophobie est une cruauté silencieuse… qui ne date pas d’hier !
Au Moyen-Âge, la grosseur masculine permet de témoigner de sa richesse et de sa force physique, signalant un degré d’aisance suffisante pour résister aux famines très fréquentes. Chez les femmes, les rondeurs signifiaient la fertilité, la maigreur, la maladie. C’est au XIIIe siècle que la corpulence commence à être condamnée par l’Église, qui fait de la gourmandise un péché capital.
Au XIXe siècle, le surpoids commence à revêtir une connotation vulgaire. C’est aussi le siècle où les études scientifiques sur l’obésité se précisent ; se développent régimes et outils de mesure de poids, comme l’IMC. Les discours scientifiques prennent alors le relais de la condamnation du surpoids jadis portée par l’Église.
En Europe, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) met en garde contre l’obésité, nouvelle « épidémie » qui concerne désormais un adulte sur deux. Outre-mer, ce sont plus de 40 % des Américains et près de 30 % des Canadiens qui sont obèses.
Pourtant, la valorisation de la santé, que promeut le discours anti-obésité, n’est pas neutre socialement, car les populations les plus défavorisées sont celles qui vivent dans les univers les plus contraints, où il est plus difficile de rester en bonne santé. L’accès à une alimentation équilibrée et la possibilité de pratiquer une activité sportive demeurent des privilèges de classe, si bien que le surpoids reste associé aux classes populaires. L’obésité serait d’ailleurs deux fois plus élevée chez les catégories populaires (employés et ouvriers) que chez les cadres (18 % contre 9,9 %).
Le culte de la minceur, standard de beauté, s’est aussi propagé sous l’influence des industries créatives (mode, cinéma, influenceurs). Or, les normes pondérales se trouvent être nettement plus restrictives pour les femmes, ce qui dote la grossophobie d’une profondeur sexiste. Crèmes amincissantes, laser contre les vergetures : le business de la minceur s’est construit autour d’une féminisation des complexes liés à la corpulence.
Toute la question est de savoir comment la grossophobie est encore tolérée, à l’heure où les autres formes d’injustices tendent à être démasquées. Pourquoi s’autorise-t-on encore à discriminer sur le poids, avec beaucoup moins de scrupules que sur le genre ou l’ethnie ? Une première explication tient à ce que la surcharge pondérale constitue de facto un risque pour la santé – maladies cardiaques, diabète. Après tout, on condamne bien le tabac. Mais l’argument de santé publique présente aussi des dangers : la pression à la minceur peut inciter les personnes corpulentes à se lancer dans des régimes restrictifs ou des opérations chirurgicales, pouvant mener par la suite à des troubles du comportement alimentaire, voire des dépressions. 95 % des régimes restrictifs aboutiraient à l’échec.
En réalité, tenir les personnes obèses pour responsables de leur corpulence est une profonde erreur. L’obésité, multifactorielle, intègre des éléments biologiques, environnementaux, psychologiques, sociaux, de l’histoire et des événement de la vie personnelle.
La grossophobie renvoie moins à la peur des gros, qu’à la peur d’être gros.
Notons d’ailleurs que les personnes anorexiques, parfois atteintes de troubles analogues à ceux des personnes obèses sont souvent vues comme malades, inspirant par là une forme de compassion respectueuse, quand les personnes obèses sont vues comme malades d’un défaut de volonté, inspirant la méfiance et le jugement de valeur. Ce traitement différencié est emblématique de notre culture du contrôle, qui porte aux nuées la maîtrise de soi et de son destin.
Comment se défaire de cette discrimination ? La bonne tactique ? Répondre au regard-grossophobe par un regard-tout-court, de manière à renvoyer le sujet grossophobe à sa condition d’individu.
Conclusion… regardons-nous dans les yeux ! En regardant le visage au lieu d’observer le corps, les personnes grossophobes ne pourront plus échapper à l’instance morale, inhérente à la relation à autrui.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
D’où vient la stupeur qui nous saisit devant les désastres que nous avons nous-mêmes provoqués ? Nous devons prendre cette stupeur au sérieux et l’inscrire dans l’histoire philosophique et religieuse de l’Occident.
Si la terre est notre foyer, ne devions-nous pas rester attentifs à la préserver ? Par-delà l’apparente naïveté de la question, il faut admettre que ce n’est pas cette attitude que nous avons choisie ; nous avons préféré, à l’inverse, persister dans le déni de notre dépendance à l’égard de notre environnement et ainsi nous autoriser à le détruire. Je me défends de tout propos catastrophiste : ce n’est pas la Terre à proprement parler qui est en danger, mais bien les conditions d’habitabilité des vivants sur cette Terre, espèces animales et végétales comprises.
Une réflexion originale tient à l’articulation de cette menace écologique avec une donnée culturelle particulière, qui est le rapport singulier des Occidentaux à l’idée de la mort et la difficulté qui est la leur à l’accepter. En lien, un mot du philosophe Günther Anders : « Le progrès nous avait promis l’avènement d’un royaume sans apocalypse, il nous menace aujourd’hui d’une apocalypse sans royaume ». Mais il s’agit pour nous de comprendre, d’analyser la manière dont le déni de la mort conduit une partie des êtres humains à mépriser le domaine du terrestre. On retrouve la trace de ce mépris aussi bien dans l’instrumentalisation de l’écologie par certains médias ou discours politiques que dans la quête du transhumanisme.
En un mot, existe-t-il un lien entre notre rapport à la mort, les représentations que nous nous en formons, et la destruction des conditions de vie sur Terre ? Y a-t-il une relation entre la façon dont nous concevons notre propre finitude et la façon dont nous concevons les limites de la biosphère ?
On peut estimer qu’au commencement, notre mépris du monde trouve sa source dans une certaine représentation philosophique et religieuse de l’être humain, qui le conçoit comme un être étranger à la Terre, qu’une vie meilleure attend après sa mort. De ce point de vue, le mépris du monde est indissociable du déni de la mort. La combinaison des deux a donné lieu à une représentation dualiste du monde et de la personne humaine : la Terre, comme le corps, joue désormais le rôle de pôle négatif dans son opposition avec une âme ou un autre monde tenu pour supérieur.
Nous livrons bataille à la Terre, en une guerre de conquête et de domination. Certaines religions, et en particulier le Christianisme, ont adopté une vocation universaliste en même temps qu’elles se sont tournées vers un monde suprasensible, dévalorisant le corps et la terre. L’une des conséquences de cette évolution a été de naturaliser et donc de légitimer la domination des humains sur l’environnement et sur les non-humains.
L’idéal serait de construire une société qui ne serait plus structurée par cet édifice symbolique de déni de la mort, et qui permettrait à chacune et chacun d’éviter les promesses de l’exil dont les effets de séduction continuent de se faire sentir. À cette condition seulement, la Terre redeviendra un véritable foyer pour ses habitants.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
Préoccupation légitime et collective, l’écologie est souvent à géométrie variable. Rien n’a vraiment changé, par exemple en matière de tourisme d’achat, toujours aussi bien ancré dans les moeurs malgré les injonctions à consommer local. Tout comme le réflexe de prendre sa voiture ou même l’avion pour s’aérer quelques jours. Même si les photos des Alpes montrent sans ambiguïté l’impact du réchauffement climatique, les comportements au quotidien font de la résistance.
Ce décalage s’explique en partie par l’approche incohérente ou malhabile des pouvoirs publics. Les discours et les actes manquent souvent de réalisme et de réflexion systémique pour tester la viabilité. Il arrive à certains d’apparaître comme des donneurs de leçons, alors qu’ils ne suivent pas eux-mêmes leurs propres préceptes ou sont pris en flagrant délit de méconnaissance des dossiers.
Or, si nous voulons atteindre nos objectifs environnementaux, il faut savoir faire preuve d’intégrité sociale et d’anticipation. Tout le monde gagnerait à s’ouvrir aux débats qui admettent la contradiction, sans entêtement ni dirigisme. Cela pourrait donner plus de crédit à une démarche écologique qui, sans cela, restera cantonnée au rang des complaintes larmoyantes et fatalistes. Ou qui sombre dans un autre travers, à savoir des actions coup-de-poing, par essence peu productives. (Flavia Giovannelli, Entreprise)
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
La Suisse, pays pharmaceutique, a un problème : certains médicaments manquent. La liste des médicaments en pénurie s'allonge de plus en plus.
La Suisse, avec l'Allemagne, a longtemps été considérée comme la pharmacie du monde. De nombreux médicaments qui ont été développés il y a des décennies et qui sont encore utilisés aujourd'hui ont été développés en Suisse et y ont également été fabriqués pendant longtemps. Mais ce n'est plus le cas maintenant. Comme dans de nombreuses autres industries, la production a été externalisée vers d'autres pays pour des raisons de coût.
La Chine avec un monopole virtuel
De nombreux médicaments ou matières premières pour leur fabrication sont produits en Chine. La pénurie actuelle, notamment de médicaments relativement courants, est en partie due à la stratégie zéro-Covid en Chine. La production s'est arrêtée ou un lot bloqué dans le port de Shanghai, où il est stocké momentanément. Mais le problème est plus profond : pourquoi ces actifs viennent-ils tous de Chine ou d'Inde ? Aujourd'hui, on dit que 70 à 80 % viennent de Chine. La raison est en fait relativement simple. C'est cette immense pression sur les prix. Les génériques, les médicaments n'ont plus le droit de coûter quoi que ce soit aujourd'hui.
Selon Intergenerika, l'Office Fédéral de la Santé Publique (OFSB) entraîne également la spirale des prix à la baisse, notamment par le biais de spécifications des prix – de comparaisons internationales - pour les médicaments. À tel point que certains produits en Suisse ne peuvent être vendus qu'à perte. Le résultat est alors souvent que ces produits ne sont tout simplement plus importés en Suisse. Nous avons confronté l’Office Fédérale de la Santé Publique à ces allégations, mais n'avons reçu aucune réponse aux questions posées.
Cette « course vers le bas » met en danger notre approvisionnement en médicaments essentiels et nous rend encore plus dépendants de la Chine. Nous avons exactement la même situation que nous avons maintenant avec la crise de l'énergie. Nous dépendons du gaz russe, tout comme nous dépendons des matières premières et des produits pharmaceutiques chinois.
Repenser nécessaire
Certains pays ont déjà répondu à ces difficultés. Le président américain Joe Biden a annoncé que les médicaments essentiels seraient à nouveau entièrement produits aux États-Unis. Le président français Emmanuel Macron souhaite également que la France produise à nouveau elle-même du paracétamol (Dafalgan, Panadol), par exemple.
Une réflexion s'impose aujourd’hui pour les producteurs de médicaments génériques (Mepha, Sandoz, Spirig, Streuli,…). Concrètement, les prix des médicaments inférieurs à 20 francs ne doivent plus baisser et la dépendance vis-à-vis de la Chine doit être réduite. Il faut repenser à tous les niveaux. La politique d'abord, les industriels pharmaceutiques, les assurances-maladie, les patients et les associations de patients ensuite. C'est faisable. Est-ce facile ? Bien sûr que non. Cela coûte-t-il plus d'argent ? Dans tous les cas. Mais nous devons commencer à un moment donné. En tant que petit marché, la Suisse doit également collaborer avec ses voisins.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
Avec ses températures de 40°C attendues, la Suisse connaît son épisode de canicule le plus précoce jamais enregistré. Cette actualité brûlante devrait suffire à raviver notre inquiétude vis-à-vis du climat, se dit-on. La réaction évidente serait de limiter ses déplacements, de prendre de bonnes résolutions pour éviter de contribuer au réchauffement d’un air qui devient irrespirable. Il n’en est rien. Parcourant les avenues, je vois les SUV vrombir comme avant. J’apprends que des amis réservent leur prochain long courrier sans s’inquiéter des émissions liées au kérosène - « ah bon, tu es sûre que les avions ne polluent pas moins qu’avant ? ».
Ce qui, jusqu’à nouvel ordre, demeure commun à tous les habitants de la Terre, c’est l’enveloppe climatique animée de la planète, l’atmosphère, au sens météorologique, devenue pour les contemporains, pour les raisons que l’on sait, un objet de souci.
S’il est un enseignement qu’on a pu tirer des derniers étés caniculaires, c’est qu’en matière d’écologie, on ne peut compter sur la solidarité des hommes. Pire : l’irruption effective du drame climatique en cours dans notre quotidien, à travers ces âpres chaleurs, conduit chacun à vouloir se rafraîchir de manière artificielle, en climatisant sa propre atmosphère. Dès que le thermomètre s’emballe, c’est chacun pour soi : voiture climatisée, avant de rejoindre son bureau, climatisé lui aussi. Un cercle vicieux, puisque comme chacun sait, la « clim’ » aggrave la situation. Il n’empêche : chaque année, il se vend davantage de ces appareils.
À chaque canicule, c’est cette même tragédie qui se déroule sous nos yeux. Ce qui m’amène invariablement à me poser cette question : la clim’ est-elle un cas d’école ? En matière d’écologie, je rêverais de pouvoir rester dans le camp des libéraux. De ceux qui croient à la responsabilisation collective, et attendent de leurs congénères qu’ils adoptent peu à peu les bons gestes pour limiter les dégâts. Or la réalité me revient en pleine figure. Et je n’attends pas non plus des incitations fiscales qu’elles résolvent le problème : qui voudrait d’un monde dans lequel les classes moyennes n’auraient plus les moyens de s’acheter une clim’ ?
Un esprit mal placé proposerait la plus honnie des mesures : un reconfinement. Après tout, c’est la seule solution qu’on semble avoir trouvée lorsqu’un gouvernement ne maîtrise pas une situation grave - comme celle du Covid, et bientôt du climat -, qu’il n’a rien préparé pour pallier ses conséquences pourtant prévisibles - comme des lits d’hôpitaux qui faisaient défaut face au virus et manqueront désormais pour accueillir les personnes fragiles éreintées par la chaleur -, et qu’il préfère éviter de privilégier certains individus.
Dans mes pires accès de pessimisme, je me dis que seule la coercition aura raison de nos égoïsmes. Qui me prouvera le contraire ?
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
Vous avez dû remarquer l’invasion d’un acronyme dans les villes : C-B-D. Les trois lettres s’emparent des promontoires de pharmacies, des écriteaux de bars, se collent aux vitrines d’échoppes, jusqu’à se glisser… dans les cartes de restaurants. Je me suis frotté les yeux, l’autre soir, en lisant dans un menu : « pizza au CBD ». Depuis sa légalisation, cette molécule de chanvre, le cannabidiol, suscite l’engouement des consommateurs comme des entrepreneurs. L’ampleur du phénomène, à l’origine d’un nouvel artisanat qui allie le CBD à divers savoir-faire : saucisson, vin, chocolat, gâteaux, tisanes.
Le commerce du CBD représente 500 millions de Francs suisses et 1 000 emplois en Suisse. La molécule serait pleine de vertus : antidouleur, anxiolytique, elle favoriserait aussi le sommeil. Le tout, sans propriété addictive ou nocive pour la santé, contrairement à son homologue psychotrope et euphorisant aussi issu du cannabis, le THC.
Présenté comme une révolution par ses commençants, l’avènement de ce « cannabis inoffensif » était pourtant très prévisible. Il s’inscrit dans une logique d’épuration et d’assainissement, propre à notre « société du risque ». En 1986, on pointait le phénomène de « risque » comme nouveau centre de préoccupation prioritaire. La société moderne, prosternée devant la science, est devenue très consciente de sa longévité, et, ce faisant, a fait du « devenir » le grand enjeu du présent. Les prescriptions médicales et écologiques ont irrémédiablement enterré notre insouciance : il est des plaisirs dont on ne jouira plus comme avant. Là est le paradoxe : notre intolérance au risque a entaché certains plaisirs d’une réflexivité scrupuleuse, sans nous convaincre d’y renoncer. Savoir qu’un pétard peut endommager la mémoire, un trajet en avion participer à la fonte des glaces, suffit à gâcher le plaisir sans éliminer l’envie.
Pourquoi voudrait-on encore de ce dont on ne profite plus ? Si l’on ne renonce pas aux consommations interdites, c’est qu’on espère leur salut par la technologie ; on mise sur l’innovation pour les exorciser. C’est ce qu’on observe avec le cannabis : assaini par une manipulation chimique, il peut rejoindre la longue liste des substances dépouillées de leur vice – bière sans alcool, nicotine sans tabac, pain sans gluten, steak sans bœuf, coca sans sucre. La science ne permet pas seulement d’identifier les risques contemporains, mais devient aussi un outil incontournable pour les gérer.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
Les relations humaines et la justice sont tout aussi essentielles que les besoins organiques auxquels nos existences semblent être réduites. Comment remettre au cœur de nos existences cette question : qu’est-ce qui est vital ?
Nous vivons une mise en danger et une réorganisation globale de nos modes de vie, depuis les gestes les plus ordinaires, les relations les plus intimes, jusqu’à l’économie mondiale et à l’écologie de la planète. C’est très impressionnant ! L’expérience du vital est une expérience négative au sens où nous la ressentons en général à l’occasion d’une perte, d’un empêchement : la maladie, le deuil, la perte d’un emploi, une séparation… Tout ce que nous considérons comme le contraire de la vie. Nous faisons cette expérience collectivement et à toutes les échelles. D’abord, dans la dimension la plus urgemment vitale du vivant : nous sommes rappelés à notre condition d’êtres vivants, donc fragiles et mortels. Le vital s’éprouve dans son évidence nue. Il nous faut nous tenir vivants : nous protéger du virus, manger, boire, dormir… Mais nous éprouvons aussi le vital par la perte d’autres dimensions de l’existence, comme les relations humaines. J’insiste sur le fait que ces deux plans sont essentiels. Certes, les relations ne sont pas une condition de la survie en état d’urgence absolue – c’est d’ailleurs pourquoi nous pouvons en partie nous en priver ou les réduire –, mais elles ne sont pas pour autant un luxe, même en temps de crise. Les relations humaines sont ce liant, ce lien qui nous fait prendre conscience de notre appartenance, voire simplement de notre existence. Restons alors ouverts envers l’autre.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
Non, pas tout à fait… Si l'entraînement est bien souvent la clef du succès, si la répétition peut nous offrir la fluidité ou la facilité, c’est sous certaines conditions : il faut répéter en aimant ce que l’on fait, prendre goût à la répétition en comprenant que c’est souvent une répétition heureuse qui permet une sortie de la répétition, s’entraîner en n’étant pas obsédé par le résultat, mais en sachant apprécier chaque étape, chaque progrès, même infime.
S’entraîner non pour s’assurer du succès, mais dans la joie de faire au mieux, d’œuvrer à réunir les conditions de ce succès – il viendra peut-être, mais par surcroît. S’entraîner non pour éradiquer le hasard, mais pour faire de la chance, patiemment, petit à petit, son allié.
Bonne reprise de vos activités sportives en plein air…
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
En parcourant les photos de ces deux dernières années, j’ai été frappé de voir à quel point la pandémie et le rétrécissement de vie qu’elle a généré ont marqué les traits. Alors que le temps s’est tantôt démesurément dilaté, tantôt brusquement accéléré, au point que personne ne comprend comment le printemps peut (déjà !) pointer le bout de son nez quand l’hiver précédent semble toujours pris dans un épais brouillard.
Les visages sont la preuve vivante que quelque chose nous est arrivé. Et ce, quel que soit l’âge de la personne.
C’est plutôt une forme de gravité qui a gagné tous les regards. Cette gravité, au sens premier, tire vers le sol, rappelle notre propre poids, distend la matière. À croire que le virus s’en est aussi pris à nos réserves de collagène existentiel. Le négatif travaille. On peut y voir une métaphore des effets de la pandémie : elle ne nous a pas anéantis - ni rendus plus forts - mais nous a transformés en quelque chose d’autre.
Ce changement plus ou moins perceptible, on aime généralement le traquer sur les visages des personnalités politiques. En deux mandats, on avait vu les cheveux de Barack Obama blanchir. “Le pouvoir marque”, analysera-t-on doctement sur les chaines de TV. Le poids de la nation et des événements, vous comprenez. La seule différence, c’est que cette fois, nous l’avons tous collectivement porté*.
* Malheureusement la suite des événements du monde n’est pas meilleure...
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire